PRÉFACE
ASPECTS DE LA ZOOLOGIE IMAGINAIRE
Il est bien connu que le mot créatures a plusieurs sens. Il peut désigner des femmes « de mauvaise vie », des personnes qui bénéficient de la protection de quelque puissant haut placé, des êtres humains par opposition à la divinité, aussi bien que des êtres vivants en général. C’est la dernière de ces significations qui est considérée dans les pages qui suivent.
Dans ces nouvelles, il est question de créatures qui ont conscience de leur existence – du fait qu’elles sont vivantes – et qui se rendent aussi compte du fait que cette existence peut être perçue par des créatures différant d’elles-mêmes. Dans une rencontre entre humain et non-humain, le rôle de créature percevante peut être assumé par l’un et l’autre des êtres en présence. Dans la réalité, les possibilités de telles rencontres sont rares sur la Terre, puisque l’intelligence n’existe apparemment que chez un petit nombre d’espèces animales, et qu’elle n’est développée que chez l’homme. Mais les confrontations de ce genre peuvent être rêvées, et elles l’ont effectivement été, depuis qu’il a existé des conteurs. La création d’êtres imaginaires est le propre de l’homme.
Devant la diversité des créatures réelles, les inventeurs d’êtres imaginaires n’avaient, dès l’Antiquité, que l’embarras du choix : ainsi que l’a remarqué Jorge Luis Borges, un monstre – au sens d’être fantastique – n’est en principe qu’une combinaison de parties d’êtres réels, toute combinaison de ce type pouvant théoriquement devenir un monstre. Cependant, Borges a aussi relevé que le zoo du fantastique est moins peuplé que le zoo des créatures terrestres réelles ; l’étrangeté seule ne suffit pas à imposer durablement l’imaginaire. On peut l’affirmer en toute tranquillité : d’innombrables créatures bizarres n’ont vécu que le temps d’une improvisation de conteur ou d’une fabulation de voyageur.
Qu’ils soient nés d’un souvenir de rêve ou de cauchemar, de la déformation de l’apparence imparfaitement perçue de quelque créature réelle mal connue, du simple désir d’impressionner un auditoire, ou de l’émergence confuse d’un archétype, beaucoup de ces êtres sont tombés dans l’oubli tout de suite après avoir été évoqués. Certains d’entre eux connurent néanmoins une survie partielle, en ce sens que l’une ou l’autre de leurs singularités était ultérieurement incorporée au signalement d’un monstre plus prestigieux.
Comme d’autres thèmes de la science-fiction, celui des formes de vie étrange peut être rattaché à des légendes mythologiques. L’origine et la descendance de ces êtres éclairent parfois d’intéressante manière le fonctionnement de l’imagination. Ainsi, le rêve de voler dans les airs a sans doute contribué à créer l’image de Pégase, le cheval ailé, qui est devenu le symbole des envolées de l’inspiration poétique. Pégase répond à la définition du monstre proposée par Borges, puisqu’il combine des éléments anatomiques empruntés à des animaux différents – le corps du cheval et les ailes de l’aigle. Le personnage d’Argus, au corps recouvert d’yeux, permettait d’attribuer une origine poétique au plumage du paon, sur lequel Héra transposa cette multitude d’organes oculaires. Les cyclopes n’avaient, au contraire, qu’un œil unique, et l’explication de cette singularité anatomique a fourni une autre illustration des manières dont peuvent naître les légendes. Il s’agit ici de l’interprétation incorrecte d’une réalité : vu de face, un crâne d’éléphant privé de ses défenses présente un seul large trou central ; nous savons que c’est là l’ouverture nasale, mais des paysans grecs de l’Antiquité, trouvant un tel reste et ignorant l’existence de l’éléphant, ont pu penser être en présence du crâne d’un géant qui n’avait possédé qu’un seul œil au milieu du front.
L’origine des espèces du bestiaire post-mythologique est elle aussi révélatrice. Virgile avait donné le croisement d’un cheval avec un griffon comme exemple d’impossibilité ; Arioste s’en est souvenu pour créer, dans son Roland furieux, l’hippogriffe. C’est là un monstre de la deuxième génération, puisque le griffon avait lui-même pour parents un aigle et une lionne. La licorne – dont les ancêtres furent probablement le re’em mentionné dans la Bible, au livre de Job, et le monokeros du médecin grec Ctésias – est remarquable par le symbolisme sexuel qui lui est rattaché, en particulier le fait qu’elle ne peut être apprivoisée que par une vierge. Le dragon, qui était simplement un gros serpent dans l’antiquité hellénique, devint au Moyen Âge un monstre éminemment composite, et souvent protéiforme. Un corps de crocodile, des ailes de chauve-souris, une tête rappelant celle d’un cheval ou celle d’un chameau, avec une bouche crachant du feu : d’innombrables peintres ont proposé des variations de cette image, dans un contexte souvent religieux, puisque le dragon en vint à personnifier le Mal.
Si ces créatures légendaires ne se rencontrent pas très fréquemment dans la science-fiction, elles n’en sont pas totalement absentes non plus : il est sans doute à peine nécessaire de rappeler The Dragon Masters (1966, Les Maîtres des Dragons) de Jack Vance, le cycle de Dragonrider (commencé en 1968) de Anne McCaffrey, The Dragon and the George (1978) de Gordon R. Dickson, The Last Unicorn (1978) de Peter Beagle, The Flight of the Horse (1969) de Larry Niven – pour s’en tenir uniquement à quelques écrivains postérieurs à l’« âge d’or ». Thomas Burnett Swann a plus d’une fois réélaboré des motifs mythologiques, avec leurs créatures non humaines, dans des interprétations pseudoscientifiques dont The Day of the Minotaur (1966, Au temps du Minotaure) est chronologiquement la première. De son côté, Manly Wade Wellman a fait réapparaître certaines créatures fabuleuses des récits américains dans The Desrick on Yandro (1952), une des nouvelles mettant en scène John le chanteur de ballades.
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Les quelques récits de science-fiction qui viennent d’être mentionnés présentent des êtres non humains « tout prêts » en quelque sorte : ces dragons, cette licorne, ce minotaure, ces monstres de l’Amérique rurale, n’ont pas été conçus par des auteurs anglo-saxons contemporains. Ces derniers n’ont eu qu’à reprendre des formes de vie mythologiques ou légendaires, en les retouchant pour la cohérence du récit lorsqu’il y avait lieu de le faire.
Mais les romanciers ont toujours été libres de façonner leurs personnages comme bon leur semble, tout au moins dans les limites d’une certaine vraisemblance, et chacun sait que les auteurs de science-fiction ne s’en sont pas privés. Ainsi naquirent les innombrables monstres (au sens de créatures à la fois repoussantes et malfaisantes) dont les représentants les plus influents furent certainement les Martiens de The War of the Worlds (1898, La Guerre des Mondes), envoyés par H.G. Wells à la conquête de notre planète, sous la forme de pieuvres géantes munies d’un équipement militaire et scientifique apparemment invincible : à la fois familières par la forme, hideuses à cause de leur taille, effrayantes dans leur détachement meurtrier, ces créatures sont beaucoup plus impressionnantes que la majorité de celles qui les suivirent.
À dire vrai, ce que le lecteur retient en général de ces créatures-là, à part leur désignation anglaise bug-eyed monster (« bem ») ou française monstre aux yeux pédonculés, se résume à une impression graphique, une illustration qui a connu d’innombrables variantes : l’héroïne peu vêtue (mais portant au moins l’équivalent d’un bikini avant la lettre : ces images datent pour la plupart des années 30, lorsque la nudité était sévèrement interdite dans les magazines américains non spécialisés) menacée par un insecte fortement hypertrophié ou quelque autre animal repoussant, et défendue par un beau jeune homme, fréquemment en tenue de pilote. Parfois, cependant, des créatures extraterrestres menaçantes s’avèrent mémorables, comme l’entité protéiforme de Who goes there ? (1938) de John W. Campbell Jr., et les êtres qui mettent en danger les astronautes de The Voyage of the Space Beagle (1950, La Faune de l’espace) d’A.E. van Vogt, mais elles représentent des exceptions. En fait, les jours de la créature simplement menaçante étaient comptés dans la science-fiction bien avant l’époque où van Vogt réordonnait plusieurs de ses nouvelles pour en faire le roman dont il vient d’être fait mention.
Cette situation était due dans une large mesure à l’influence d’un seul auteur, Stanley G. Weinbaum. Au cours d’une carrière prématurément interrompue par sa mort, Weinbaum s’imposa en quelque sorte comme un Lincoln des extraterrestres littéraires : il les émancipa de leur servitude d’objet-menace et leur conféra le droit d’être autres ; non pas simplement non-humains dans leur apparence (cela était fait depuis longtemps, rarement pour le meilleur et fréquemment pour le pire), mais bien différents de notre espèce dans leur manière de raisonner, dans leur intelligence et leur logique. Cela fut apparent déjà dans son premier récit, A Martian Odyssey (1934), où le thème de l’explorateur humain perdu sur un monde inconnu s’effaçait en importance devant celui du contact entre créatures incapables de communiquer complètement entre elles à cause des différences dans leurs modes de pensée.
Assurément, Weinbaum avait eu des devanciers et des émules. Parmi ceux-ci, Raymond Z. Gallun avait fondé son récit Old Faithful (1934) sur l’idée de la fraternité cosmique ressentie par un Terrien et un Martien malgré leurs différences biologiques. A.E. van Vogt devait revenir, dans Co-operate or Else (1942), sur cette notion, dans un éclairage différent : celui de l’entente, entre humain et extraterrestre, rendue nécessaire par le désir de survivre dans un environnement hostile. Et Murray Leinster, dans First Contact (1945, Premier contact), écrivit un récit devenu célèbre sur le motif de la confiance développée progressivement à partir d’un échange prudent et calculé d’informations : les différences, de structure, de physiologie, s’effaçaient ainsi devant une acceptation née de processus mentaux et de motivations mutuellement intelligibles. Depuis lors, le thème du conflit entre l’homme et les créatures non humaines a perdu en importance dans les récits de science-fiction. Il n’est plus qu’exceptionnellement question d’agressivité xénophobe (qu’elle soit le fait de l’humain ou du non humain) ou, lorsqu’elle se manifeste, elle est expliquée par des motifs qui ne relèvent pas de la simple hostilité épidermique : Deathworld I (1960, Les Trois Solutions) de Harry Harrison propose un concept caractéristique de cette évolution. Les créatures ne sont plus simplement là pour haïr ou pour être haïes ; lorsqu’il leur arrive de subir, en tant que gibier, l’attaque humaine, comme dans The doors of his face, the lamps of his mouth (1965, Son ombre dans les eaux profondes) de Roger Zelazny, elles représentent par leur taille et par leurs pouvoirs un défi et une incarnation de menaces antiques, contre lesquelles l’homme peut se mesurer. Cette taille et ce pouvoir peuvent aussi devenir des termes de comparaison permettant aux hommes de s’évaluer indirectement, ainsi que Robert A. Heinlein l’a montré dans The Star Beast (1954, Transfuge d’outre-ciel). Si les créatures monstrueuses restent vivantes dans les univers de la science-fiction, leurs occasions de se comporter en simples monstres tendent à se raréfier.
D’autre part, elles n’ont plus besoin de se prétendre asexuées. Après que William Tenn eut évoqué des Vénusiens naïfs dont l’espèce comporte plus d’une demi-douzaine de sexes dans Venus and the Seven Sexes (1949) et que Philip José Farmer eut osé décrire des relations intimes entre un homme et un insecte extraterrestre ayant l’aspect d’une femme, dans The Lovers (1952, Les Amants étrangers), le tabou fut sérieusement ébranlé, puis bientôt renversé pour de bon. En 1974, lorsque Gardner Dozois revint à ce même thème dans Strangers, ce fut la sensibilité de son inspiration qui fut saluée, et non son audace. La xénobiologie littéraire inclut par voie de conséquence le thème de la reproduction non humaine par les sujets que les écrivains pouvaient aborder. Là encore, Philip José Farmer fit œuvre de pionnier : Open to me, my sister (1960, Ouvre-moi, ô ma sœur) pouvait, lors de sa première publication, choquer des lecteurs pour lesquels les relations sexuelles, avec tout ce qui s’y rapportait tant soit peu directement, ne devaient se dérouler qu’entre les lignes, et en tout cas pas à l’intérieur des paragraphes imprimés formant un récit.
Depuis lors, la sexualité a fréquemment été employée comme motif majeur, en tant qu’élément conditionnant des sociétés Futures, dérivées ou non des modèles humains. Parmi les représentants mémorables de telles sociétés figurent les androgynes d’Ursula K. LeGuin dans The Left Hand of Darkness (1969, La Main gauche de la nuit), l’espèce à trois sexes qui peuple l’univers parallèle d’Isaac Asimov dans The Gods Themselves (1972, Les Dieux eux-mêmes), les personnages changeant volontairement de sexe mis en scène par Samuel R. Delany dans Triton (1975). Dans de tels récits, ces particularités influencent le déroulement de l’action ainsi que les éléments du décor ; elles ne sont pas simplement jetées en appât « au voyeur qui lirait ces lignes ».
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Parallèlement à cette émancipation sur le plan de l’emploi, les non-humains de la science-fiction ont gagné en subtilité, en cohérence, sur celui de l’aspect.
Quoi de plus simple, de prime abord, que la création – en imagination – de formes de vie nouvelles ? Il est certes possible de trouver des traces de végétaux extraordinaires dans l’histoire des sciences et dans celle des littératures : tel cet arbre – décrit notamment, au XVIe siècle, par Konrad Gesner, naturaliste sérieux et habituellement sceptique – aux fruits donnant naissance à des sortes d’oies ; ou tel le tuba, « cet arbre si grand, qu’un cheval au galop met, toujours en courant, cent ans à sortir de son ombre », que Victor Hugo évoque dans Les Orientales (L’enfant), pour n’en mentionner que deux. Dans le domaine proprement dit de la science-fiction, les végétaux extraordinaires sont rares ; l’effrayante fleur de The Flowering of the Strange Orchid (1894) de H.G. Wells et les plantes agressives et mobiles imaginées par John Wyndham dans The Day of the Triffids (1951, Les Triffides) font figure d’exceptions au milieu de créatures se rattachant dans leur grande majorité au règne animal.
Pendant longtemps, les voyageurs avaient eu les coudées absolument franches dans le domaine de la zoologie imaginaire. Après tout, ils étaient sur place – ou, plus précisément, ils s’étaient trouvés sur place : ils avaient vu des oies à deux têtes, des lions tout blancs, des escargots si immenses que leurs coquilles étaient utilisées comme maisons, des fourmis chercheuses d’or, des hommes de toutes variétés, géants, pygmées, à tête de chien, sans tête du tout, munis de cornes, de plumes…
Ces êtres merveilleux sont quelques-uns de ceux que décrivit au XIVe siècle Sir John de Mandeville, ce baron de Crac parmi les voyageurs médiévaux. Mandeville plaçait ses créatures dans une longue lignée dont Homère avait chanté des représentants devenus célèbres – cyclopes, sirènes, lestrygons, Charybde et Scylla. La différence, bien entendu, était que Homère narrait un voyage imaginaire, tandis que Mandeville affirmait avoir vu de ses yeux ces merveilles ; bon nombre de lecteurs cultivés crurent à l’existence de ces dernières pendant des siècles.
À la suite de Mandeville, mais cependant sans prétendre à la qualité de témoins oculaires, d’innombrables auteurs évoquèrent des êtres imaginaires, soit qu’ils les aient inventés pour le relief de leurs récits, soit qu’ils aient puisé dans le fonds des légendes et des contes populaires, en y apportant éventuellement la touche personnelle d’une greffe d’organes ou d’un détail physiologique. Il suffit de penser, pour trouver immédiatement toute une faune fantastique, à un auteur classé depuis longtemps parmi les classiques, Gustave Flaubert. La dernière partie de La Tentation de saint Antoine met en scène, à côté de la chimère, du sphinx, du basilic, du griffon, des pygmées, des cynocéphales, les sciapodes (« nous végétons à l’ombre de nos pieds larges comme des parasols »), les blemmyes (« absolument privés de tête »), les nisnas (qui « n’ont qu’une joue, qu’une main, qu’une jambe, qu’une moitié de corps… »), le sadhnzag (aux soixante-quatorze andouillers creux comme des flûtes), le martichoras (lion rouge colossal, à figure humaine), le catoblepas (décrit déjà par Pline l’Ancien, avec une tête si pesante qu’elle l’oblige à garder son regard fixé sur le sol, d’où son nom aux racines helléniques exprimant cette particularité) et les « bêtes de la mer » (rondes, plates et dentelées)…
Amusantes fantaisies zoologiques que tout cela, fiction qui ne se réclame aucunement de la science. Et, pendant longtemps, les auteurs de science-fiction ont fait à peine plus (ou mieux) que Flaubert. Ils ont puisé dans les récits populaires et la légende, parfois dans l’entomologie, pour décrire leurs monstres, et ils ont soumis leurs personnages à des périls divers, à défaut de leur faire connaître des tentations nouvelles.
Existe-t-il des lois à respecter pour celui qui se propose de « fabriquer » un extraterrestre ? Dans un article célèbre paru dans Galaxy (numéro d’avril 1956), Let’s build an Extraterrestrial ! Willy Ley a donné des conseils utiles aux auteurs s’engageant dans cette tâche, en même temps qu’il mettait en garde contre certaines erreurs tentantes. Ainsi le cerveau doit être bien protégé, notamment des vibrations provoquées par le mouvement de l’être sur le sol, et il doit donc se trouver plutôt haut placé dans le corps si celui-ci n’est pas plus ou moins « plat ». De même, l’animal doit avoir une certaine dimension minimale si on lui attribue un cerveau suffisamment vaste et suffisamment complexe pour avoir pu devenir le siège d’une pensée intelligente : cela affaiblit des récits par ailleurs bien construits traitant d’êtres microscopiques ayant atteint un haut niveau de civilisation, The Fly (1952) d’Arthur Porges, par exemple. À l’inverse, un insecte grossi jusqu’à la taille d’un homme ne serait pas viable. Dans Science Fiction today and tomorrow, recueil d’études publié en 1974 par Reginald Bretnor, Hal Clement a, plus minutieusement que Willy Ley, résumé l’essentiel des règles à suivre pour respecter la plausibilité en ce domaine, en un texte intitulé The Création of Imaginary Beings.
Pendant longtemps, conteurs et romanciers s’étaient sentis libres d’inventer toutes sortes de créatures sans se soucier de leur vraisemblance écologique (au sens véritable, originel, de ce dernier terme – c’est-à-dire sans se préoccuper de la vraisemblance des relations entre l’être et le milieu où il vit). Or, les ailes de Pégase eussent été trop petites pour le porter dans les airs. Les anges de la tradition chrétienne se placent en marge de l’évolution ; les membres antérieurs d’un animal peuvent devenir soit des ailes, soit des bras, mais l’apparition des unes et des autres n’est pas admissible au point de vue scientifique. Dans le cadre de la science-fiction, un Edgar Rice Burroughs a décrit des animaux martiens à six ou huit pattes, alors qu’une telle multiplicité d’organes serait parfaitement inutile sur la planète rouge, à la surface de laquelle la pesanteur est nettement plus faible que sur notre Terre.
Quelques notables formes de justification d’invraisemblances de ce genre ont été proposées par des auteurs contemporains, et elles méritent d’être relevées au passage. Murray Leinster a expliqué les insectes colossaux de The Forgotten Planet (version de 1954) en invoquant une erreur survenue lors de la préparation biologique du milieu planétaire en vue de la colonisation. Dans The Furies (1966, Les Furies), Keith Roberts présente ses guêpes géantes comme des créatures artificielles. Dans The Maker of Universes (1965, Le Faiseur d’univers), ainsi que dans les romans ultérieurs de ce cycle, Philip José Farmer attribue les créatures les plus étranges à l’imagination d’êtres qui ont maîtrisé les secrets ultimes de la biologie et de la manipulation génétique.
Il s’agit là de justifications raffinées, d’un type dont les écrivains ne s’étaient guère souciés pendant les époques précédentes de la science-fiction.
Les bestiaires de ces époques-là furent souvent colorés, pittoresques ou impressionnants, à défaut de présenter une irréprochable cohérence. On peut extraire de ces bestiaires trois espèces intelligentes qui illustrèrent avant la lettre les bienfaits d’une coexistence pacifique dépassant le niveau de la simple idéologie.
Dans Out of the Silent Planet (1938, Le Silence de la Terre), le premier roman de sa trilogie scientifico-métaphysique, C.S. Lewis a mis en scène trois espèces différentes de Martiens, suffisamment caractérisées pour faire passer sur le fait qu’elles ne sont en réalité là que comme éléments d’une parabole. Les hrossa, sortes d’otaries qui sont sensibles à la poésie et mènent une existence pastorale ; les pfifltriggi, à l’allure de grosses grenouilles, mineurs et artisans ; et les seroni, grandes créatures évoquant des oiseaux, intéressés par l’histoire et l’astronomie. En peuplant ainsi sa planète Mars, C.S. Lewis se préoccupait en premier lieu de montrer ce que pouvait être un monde où le mal n’existait pas, où l’entente entre espèces différentes était une chose allant de soi ; il a néanmoins laissé une image de Mars plus subtilement exotique que celle d’Edgar Rice Burroughs, tracée un quart de siècle plus tôt. Chez Burroughs, les éléments extraterrestres semblaient être là principalement pour fournir au protagoniste l’occasion de se mettre en valeur tout au long d’une carrière qui devait faire finalement de lui le souverain suprême de la planète rouge. Il n’en reste pas moins que le lecteur se divertit plus en suivant les exploits de John Carter sous la plume de Burroughs que les méditations d’Elwin Ransom sous celle de Lewis.
Ce dernier laisse cependant pressentir l’évolution qu’allaient connaître, après la seconde guerre mondiale principalement, les espèces zoologiques de la science-fiction. On serait tenté d’écrire que cette évolution se caractérise à la fois par un rétrécissement et par un élargissement. Un rétrécissement pour ce qui est de la morphologie, car l’apparence et la structure de ces êtres perdaient en fantastique, en arbitraire. Un élargissement pour ce qui est des rôles tenus car ces êtres gagnaient en diversité d’emplois ; ils n’allaient plus jouer avant tout les menaces, les ennemis à affronter et à détruire. À cet égard, les espèces martiennes de C.S. Lewis se montrent en avance sur leur temps, même si le romancier ne s’est guère soucié de leur plausibilité écologique.
Cette plausibilité écologique allait devenir une caractéristique majeure d’une série de récits au moins, ceux de Hal Clement. Ce dernier s’est toujours préoccupé de rendre ses extraterrestres compatibles avec le milieu dans lequel il les plaçait, et vraisemblables par rapport à l’évolution qu’il postulait pour eux. Ainsi a-t-il notamment imaginé une espèce évoluée à partir de virus et dont seules les cellules de mémoire sont spécialisées, dans Needle (1951, Le Microbe détective), et les scolopendres capables de supporter une attraction planétaire colossale, dans Mission of Gravity (1954, Mission gravité). À d’autres occasions, Hal Clement confia à des extraterrestres le rôle de révélateurs : dans Iceworld (1953), il en fait les protagonistes d’une sorte de space opera à rebours, menant à la découverte de la Terre des êtres nés sur une planète où la température moyenne est de l’ordre de 200 degrés Celsius ; c’est pour eux que Terre est le « monde glacial » du titre.
D’autres aspects de ce rôle de révélateur peuvent être distingués dans le contexte de questions d’éthique et de morale. Les reptiles intelligents dépeints par James Blish dans A Case of Conscience (1953-1958, Un cas de conscience) ignorent la notion de divinité aussi bien que celle de péché originel : ils peuvent donc apparaître à un prêtre jésuite comme des créatures du démon. Dans Little Fuzzy (1962) et The Other Human Race (1964), H. Beam Piper met en scène des extraterrestres dont l’apparence est celle de petits mammifères évoquant le koala, le chat et l’écureuil – donc pouvant parfaitement convenir à l’emploi d’animaux domestiques d’agrément – mais qui possèdent indubitablement de l’intelligence. La question est de savoir si le sens de l’équité et de la fraternité cosmique pourra triompher face à la cupidité et aux intérêts commerciaux, en reconnaissant à ces « bestioles » la qualité d’êtres pensants.
De toute évidence, des formes de vie extraterrestres peuvent servir à éclairer, par comparaison ou par confrontation, d’innombrables aspects du comportement humain. Les inventeurs de créatures étranges ont tout intérêt à être également psychologues, voire sociologues, s’ils veulent donner à leurs créatures les meilleures chances en matière de cohérence et de vraisemblance. L’évolution historique des formes de vie extraterrestre en science-fiction illustre cette prise de conscience. La zoologie imaginaire a gagné en complexité et en subtilité ce qu’elle a perdu en arbitraire ; elle a connu, à sa manière, l’équivalent d’une sélection naturelle.
Demètre Ioakimidis.